L’État face à ses responsabilités : Annulation des attributions de terrains au Sénégal

(Les considérations juridiques entourant cette annulation et l’adage juridique
« Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude »).

Le Premier ministre Ousmane SONKO a récemment annoncé l’annulation de plusieurs attributions de terrains dans le cadre de lotissements dont notamment :

• Lotissements EOGEN et EOGEN-Extension : les attributions faites sur ces terrains, qui seraient situés dans une zone militaire, ont été annulées.
• Plans d’Urbanisme de Détail (PUD) de Guédiawaye et Yeumbeul-Malika-Tivaouane Peulh : les attributions situées entre l’océan et la VDN de cette zone seront annulées, et à la place il sera procédé à l’implantation des équipements publics prévus dans les aménagements concernés.
• La Nouvelle Ville de THIES : les attributions situées dans cette zone vont être annulées pour procéder à l’implantation des équipements publics prévus dans les aménagements.

L’annulation projetée de ces attributions est justifiée par le Premier ministre comme une démarche de correction des abus fonciers et traduit la volonté de son gouvernement d’assainir la gestion foncière, un domaine souvent marqué par des pratiques opaques.

On peut saluer la volonté politique du Gouvernement de mettre fin à la prédation foncière et à l’opacité qui entoure les décisions d’attribution du patrimoine foncier de l’Etat. En effet, la mise en avant de l’intérêt public (préservation des zones militaires, réalisation d’équipements publics dans les espaces dédiés, etc.) est une action louable qui vise à préserver des espaces stratégiques et à garantir une urbanisation intégrée.

Cette décision est d’autant plus salutaire qu’elle répond aux attentes d’une partie de la population souvent lésée dans les processus de lotissements, notamment les familles modestes et les communautés affectées par des évictions ou des réaffectations injustes. La prise en compte des zones sensibles, comme celles destinées à l’évacuation des eaux pluviales, est un choix pertinent dans un contexte où les inondations constituent un problème structurel au Sénégal.

Cependant, cette annulation projetée qui suscite des débats, interroge sur sa légalité et sur les principes fondamentaux du droit constitutionnel, du droit administratif et foncier.

Deux aspects méritent une attention particulière : les considérations juridiques entourant cette annulation et l’adage juridique « Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude ».

I – Base légale et cadre procédural de l’annulation

Le Premier ministre exerce son pouvoir sous l’autorité du Président de la République et dans le cadre des lois et règlements en vigueur. Toute annulation de décisions administratives doit être fondée sur une base légale.

L’exercice par l’État de son droit de reprise des terrains affectés par voie de bail est encadré par le droit foncier et repose sur plusieurs dispositions légales. Il s’agit d’un processus par lequel l’État reprend un terrain précédemment affecté à une personne physique ou une personne morale par voie d’un bail emphytéotique, d’un bail ordinaire ou d’une concession de droit de superficie. Ce droit de reprise est généralement justifié par des motifs d’utilité publique ou par le non-respect par le bénéficiaire de certaines obligations contractuelles ou légales.

Le Code du Domaine de l’État (CDE) et d’autres textes règlementent le domaine national ou le domaine privé de l’État et encadrent juridiquement l’exercice du droit de reprise par l’Etat. Ces textes prévoient que l’État peut reprendre un terrain attribué par voie de bail dans les cas suivants :

1 – Les cas légaux de reprise par l’Etat

a – Manquement par l’attributaire aux clauses du bail

L’Etat ne peut résilier le bail ordinaire ou emphytéotique et la concession de droit de superficie, sans indemnité qu’en cas d’inexécution par le preneur de ses obligations ou d’inobservation des clauses et conditions sous lesquelles ces contrats ont été stipulés. La résiliation est prononcée par arrêté du Ministre chargé des finances après mise en demeure par lettre recommandée restée sans effet.

Ces obligations sont essentiellement :

  • Paiement de la redevance annuelle,
  • Respect de l’obligation de mise en valeur,
  • Maintien de la destination du bien,
  • Respect de l’interdiction de céder ou d’hypothéquer sans autorisation administrative.

Dès lors, la décision d’annuler un bail ordinaire ou emphytéotique ou une concession de droit de superficie ne peut intervenir que s’il est établi que l’attributaire a manqué à l’une des obligations précitées. En conséquence, encourt l’annulation la décision administrative de Ministre chargé des finances résiliant un bail sans établir que l’attributaire a manqué à ses obligations et s’est abstenu d’accomplir les formalités exigées par la loi, après mise en valeur (Arrêt Cour suprême numéro 57 du 13 Décembre 2018 dans l’affaire ETAT DU SENEGAL/BA – Arrêt Cour suprême numéro 34 du 29 août 2019 bans l’affaire Saudi Bin Laden Group C/Etat du Sénégal).

Au surplus, lorsque le terrain attribué par bail est grevé d’une garantie, l’Etat est tenu, avant toute résiliation, d’informer le bénéficiaire de la garantie. Ce dernier a alors la faculté de se substituer à l’attributaire défaillant dans l’exécution de ses obligations. A défaut, l’acte de résiliation éteint à la date de sa publication les hypothèques inscrites.

Toute personne physique ou morale affectée par la décision d’annulation doit pouvoir contester devant les juridictions statuant en matière administrative (article 91 de la Constitution sénégalaise).

b – Motif d’utilité publique : Lorsque le terrain est requis pour des projets d’utilité publique

Il est de principe que l’Etat, qui poursuit une mission d’intérêt général, peut requérir des biens immobiliers appartenant à des citoyens pour réaliser des projets d’utilité publique (construction de routes, d’hôpitaux, d’écoles, etc.). Ce principe s’applique également aux terrains attribués par voie de bail ordinaire, bail emphytéotique ou de concession de droit de superficie avant l’expiration de la durée du contrat. Si les terrains concernés relèvent du domaine privé, l’État doit suivre la procédure d’expropriation prévue par la loi, notamment :

• Une enquête publique pour déterminer l’utilité publique.
• Une indemnisation préalable des titulaires légitimes dont le montant est fixé par une commission, à défaut par le juge de l’expropriation, conformément à l’article 15 de la Constitution sénégalaise.

Cette reprise a lieu moyennant une indemnité établie en tenant compte exclusivement de la valeur des constructions et aménagements existant.

c – Fin du bail

L’Etat peut exercer son droit de reprise à l’arrivée du terme convenu. Cette durée est de :

  • dix-huit (18) ans au plus pour le bail ordinaire,
  • cinquante (50) ans au maximum avec possibilité de prorogation pour le bail emphytéotique
  • vingt-cinq (25) ans au minimum et cinquante (50) ans au maximum avec possibilité de prorogation pour la concession de droit de superficie.

La jurisprudence sénégalaise reconnaît souvent que l’État ne peut annuler une décision administrative qu’en respectant strictement la légalité et en évitant d’invoquer ses propres fautes. Toute décision administrative d’annulation, sans base légale, peut entrainer :

• L’annulation pour excès de pouvoir : une décision irrégulière peut être annulée uniquement si elle ne porte pas atteinte aux droits de tiers de bonne foi.
• La responsabilité administrative : lorsque l’annulation cause un préjudice injustifié, l’État peut être tenu d’indemniser.

Les bénéficiaires lésés peuvent saisir le juge administratif pour contester la légalité de l’annulation. Le juge vérifiera si :

• La décision respecte les principes de légalité, de proportionnalité et d’intérêt général.
• Les droits des bénéficiaires ont été violés.

Si l’annulation est jugée illégale, l’État pourrait être contraint d’indemniser les bénéficiaires pour le préjudice subi.

2 – Garantie des droits acquis contre les abus de l’administration :

Les bénéficiaires de bonne foi, qui n’ont pas participé à l’illégalité, ne doivent pas subir les conséquences des erreurs ou fautes de l’administration. Leur droit à la propriété est protégé par :
• Le principe de sécurité juridique.
• Le droit de propriété garanti par la Constitution (Article 8)

Une annulation non fondée en droit porterait atteinte au droit de propriété qui est garanti par la Constitution.

Les bénéficiaires des terrains, particulièrement ceux de bonne foi, jouissent d’une protection garantie par le principe de sécurité juridique. Ce principe, au cœur du droit foncier, vise à garantir les droits des citoyens et à éviter qu’ils soient dépossédés de leurs biens en raison d’erreurs administratives.

Toute expropriation ou annulation d’une attribution doit être justifiée par une nécessité publique et assortie d’une compensation juste.

II – L’État et sa propre turpitude : un débat fondamental

L’un des principes fondamentaux du droit rappelle que « nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude pour être écouté ».

Lorsque l’État ou une autorité publique tente d’annuler des décisions qu’il a lui-même prises, il est manifeste qu’il doit s’assurer que le fait générateur de l’annulation (illégalité ou irrégularité) ne résulte pas de son administration.

L’adage juridique « Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude pour être écouté » prend tout son sens lorsqu’une personne physique ou morale, y compris l’État, ne peut invoquer sa propre faute ou son comportement illégal pour justifier une action ou une décision. Ce principe s’applique également en droit public et est au cœur du débat de l’annulation des attributions de terrains au Sénégal.

Dans ce contexte, l’État, en annulant des décisions qu’il a lui-même prises, soulève la question de sa responsabilité.

1 – Une faute initiale de l’administration ?

Si les attributions de terrains ont été effectuées de manière irrégulière en raison de manquements ou d’actes illégaux (corruption, favoritisme, non-respect des règles), ces fautes incomberaient directement à l’État ou à ses agents. Pour rappel, ces attributions sont l’aboutissement d’une procédure où interviennent plusieurs services de l’Etat (Domaines, Cadastre, Conservation foncière, administration territoriale). Dès lors, il est difficilement compréhensible que l’État invoque une irrégularité ou une illégalité pour fonder sa décision d’annulation des attributions, lesquelles portent atteinte aux droits des bénéficiaires, notamment ceux de bonne foi.

2 – Les droits des tiers protégés :

Rappelons que les attributaires ont obtenu ces terrains suivant une procédure fixée par les textes pertinents et sous la conduite des différents services de l’Etat. Ayant toutes les garanties nécessaires, ces attributaires et ceux qui de bonne foi, ont acquis d’eux, ont réalisé des investissements soit pour disposer d’une habitation soit pour développer une activité. Or en décidant de revenir sur les décisions d’attribution, l’Etat porte atteinte non seulement à leur droit de propriété mais leur cause un préjudice financier. Au-delà des attributaires, le préjudice s’étend aux établissements de crédits, préteurs de deniers, soit pour l’acquisition, soit pour les constructions et qui, à ce titre, bénéficient d’hypothèques sur les terrains que l’Etat a décidé de reprendre. Au regard de l’étendue du préjudice que causerait l’annulation des attributions et de ses conséquences économiques et sociales, la question de l’indemnisation ne peut être occultée par l’État qui doit veiller à préserver les droits des citoyens affectés.

III – Un enjeu de transparence et de responsabilité

Au-delà des considérations juridiques, cette affaire met en lumière les défis auxquels l’État est confronté dans la gestion du domaine foncier. Le recours à des procédures parfois opaques dans les attributions de terrains expose l’administration à des accusations d’inefficacité et d’abus de pouvoir.
Pour éviter que de telles situations ne se répètent, il est impératif de :
• Renforcer les mécanismes de transparence dans l’attribution des terres.
• Sanctionner les agents de l’État auteurs des irrégularités commises.
• Instaurer des mesures de compensation claires pour les citoyens lésés par des décisions administratives.

Conclusion : un test pour l’État de droit

L’annulation des attributions de terrains décidée par le Premier ministre illustre la complexité de concilier respect de la légalité, correction des erreurs administratives et protection des droits des citoyens. Si l’État souhaite se poser en garant de la justice, il devra agir dans un cadre strictement légal, même pour réparer ses propres turpitudes.

L’État, en tant que garant de la gestion rationnelle, durable et équitable de notre patrimoine foncier, ne doit pas verser dans l’abus de droit, sous peine de porter atteinte à la sécurité foncière des titulaires des baux. Une communication claire et des indemnisations aux citoyens affectés par ces décisions d’annulation seront essentielles pour garantir le respect de l’Etat de droit et pour préserver la paix sociale et la confiance des citoyens.

Enfin, ces décisions d’annulation des attributions rendent urgente la réforme de notre régime foncier et de la gouvernance foncière pour mettre un terme aux abus dans l’attribution et la gestion des terres. La transparence et l’équité seront les clés de toute réforme pour restaurer la confiance des Sénégalais dans la gestion foncière.

Maître Habib VITIN
Président « Mouvement THIES D’ABORD »