Dans une atmosphère gorgée d’angoisse, le Président de la République vient de s’adresser solennement à ses compatriotes. Certes un moment de délivrance pour la Nation tout entière mais aussi qui interroge l’argument de droit. C’est digne d’un « Chef d’Etat », même si cette notion est injustement absente dans les dispositions de notre Constitution en vigueur.
Dans un registre audible, le Président de la République s’est adressé à nous en ces mots : « (…) En ma qualité de Président de la République, garant du fonctionnement régulier des Institutions, et respectueux de la séparation des pouvoirs, je ne saurais intervenir dans le conflit opposant le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire (…). En conséquence, compte tenu des délibérations en cours à l’Assemblée nationale réunie en procédure d’urgence, et sans préjuger du vote des députés, j’ai signé le décret n° 2024-106 du 3 février 2024 abrogeant le décret n° 2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral. Pour ma part, mon engagement solennel à ne pas me présenter à l’élection présidentielle reste inchangé. Enfin, j’engagerai un dialogue national ouvert, afin de réunir les conditions d’une élection libre, transparente et inclusive dans un Sénégal apaisé et réconcilié (…) ».
A ce stade des événements en cours, on est amené à apprécier la force de l’argument juridique énoncé dans le discours et à décrire la trame parlementaire en cours.
Un argument justifié dans le discours
Le Président de la République vient d’activer les dispositions de « l’article 42, alinéa 2 de la Constitution du Sénégal du 22 janvier 2001 » en vigueur qui se lisent : « Il est le garant du fonctionnement régulier des institutions, de l’indépendance nationale et de l’intégrité du territoire ».
Qu’en dit l’argument de droit ? On sait qu’en doctrine constitutionnelle, le Président de la République est une personnalité qui représente symboliquement la continuité et la légitimité de l’État, à laquelle diverses fonctions sont traditionnellement rattachées, comme la représentation extérieure, la promulgation des lois, la nomination aux hautes fonctions publiques.
Evoquant le contexte « trouble » qui entoure le processus électoral, il s’est abstenu, en l’occurrence, de réveiller les dispositions dormantes de l’article 52 de la Constitution qui ne feraient que précipiter notre pays dans une « confusion des pouvoirs » tant redoutée.
A n’en point douter, l’autre haut fait remarquable de l’adresse à la Nation, c’est évidemment l’attention prêtée au dogme de la séparation des pouvoirs. Le jeu équilibré des institutions commande que l’Exécutif ne s’immisce pas dans les prérogatives constitutionnellement attribuées aux autres figures institutionnelles (Assemblée nationale, le Conseil constitutionnel). C’est certainement la raison du recours à la voie décrétale, mode d’expression par excellence du pouvoir réglementaire du Président de la République au Sénégal, pour contenir l’éclosion d’une contestation électorale.
A titre de comparaison, il convient de noter que la fonction de « régulateur » du bon fonctionnement des institutions est attribuée à la juridiction constitutionnelle dans certaines démocraties ouest africaines francophones : « [La Cour constitutionnelle] est l’organe régulateur du fonctionnement des institutions et de l’activité des pouvoirs publics » (article 88 de la Constitution ivoirienne, article 114 de la béninoise, article 99 de la Constitution togolaise). Notre Constitution perpétue les dispositions d’esprit de la Constitution du 24 janvier 1959 et de la Loi n° 62-62 du 18 décembre 1962 portant modification de la Constitution.
Une procédure articulée en droit
La proposition de loi vise à modifier ou, plus technique, réaménager le calendrier électoral fixé dans l’article 31 de la Constitution dont la formulation actuelle dispose ceci : « Le scrutin pour l’élection du Président de la République a lieu quarante-cinq (45) jours francs au plus et trente jours (30) francs au moins avant la date de l’expiration du mandat du Président de la République en fonction. Si la Présidence est vacante, par démission, empêchement définitif ou décès, le scrutin aura lieu dans les soixante (60) jours au moins et quatre-vingt-dix (90) jours au plus, après la constatation de la vacance par le Conseil constitutionnel ».
L’on comprendra, à travers une lecture dépouillée de tout jugement, qu’il s’agit d’un réaménagement du calendrier électoral, sans préjudicier des dispositions constitutionnelles incidentes prudemment réservées à la réflexion ultérieure.
Tout bien considéré, la proposition de loi a déjà franchi le verrou du Bureau de l’Assemblée nationale habilité à statuer sur la recevabilité législative et la recevabilité financière. L’enjeu consistera à vérifier deux conditions : i) la proposition relève-t-elle du domaine de la loi expressément dévolu au Législateur ; ii) la proposition aurait-elle pour conséquence, soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique ?
Une fois ces deux conditions remplies, la proposition de loi est transmise, en vertu d’une collaboration harmonieuse des pouvoirs, au Président de la République pour avis.
Par suite, le texte d’origine parlementaire est soumis à la Commission permanente de l’Assemblée nationale, en l’espèce la Commission des Lois, de la Décentration, du Travail et des Droits humains, préalablement saisie par la Conférence des Président, avant d’être soumis au vote de l’ensemble des députés réunis en séance plénière.
En l’espèce, les dispositions qui s’appliquent sont celles de l’article 103 de la Constitution : (…) La proposition de révision de la Constitution doit être adoptée par l’Assemblée nationale selon la procédure prévue à l’article 71 de la présente Constitution. La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum. Toutefois, le projet ou la proposition n’est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre à l’Assemblée nationale ».
A souligner que, dans ce cas, la proposition n’est approuvée que s’il réunit « la majorité des trois cinquièmes (3/5) des suffrages exprimés ». Sous cet angle du droit, la majorité est calculée sur la base des députés votants et non sur le nombre de députés que compose l’Assemblée nationale. Donc, tout boycott sera inopérant pour l’issue du scrutin.
Après cela, il reste une phase juridictionnelle par laquelle le Conseil constitutionnel peut être appelée à se prononcer sur la constitutionnalité de la loi définitivement adoptée par l’Assemblée nationale dans les conditions suivantes ; « Le Conseil constitutionnel peut être saisi d’un recours visant à faire déclarer une loi inconstitutionnelle : par le Président de la République dans les six (06) jours francs qui suivent la transmission à lui faite de la loi définitivement adoptée, par un nombre de députés au moins égal au dixième(1/10) des membres de l’Assemblée nationale, dans les six(06)jours francs qui suivent son adoption définitive » (article 74 de la Constitution).
L’office du Conseil constitutionnel sera de dire si le texte soumis à son examen est conforme à la Constitution ou non. A cet égard, le Conseil aura à se prononcer sur les répercussions de la révision constitutionnelle en cours en considération des dispositions irrévisables de l’article 103 dont la durée du mandat présidentiel. S’il est saisi, le Conseil va-t-il juger de la conformité de la procédure aux dispositions précitées? Ou bien va-t-il confirmer son incompétence à contrôler une loi constitutionnelle ?
Enfin, le Président de la République procède à la promulgation de la loi pour que celle-ci devienne une loi de la République. Et les formalités de publicité en feront une loi désormais applicable.
Quelle est la place de l’urgence dans ce processus selon la Constitution et le Règlement intérieur de l’Assemblée nationale (RIAN) ?
D’abord, les projets et propositions sont distribués aux députés au moins dix (10) jours avant leur examen par la Commission compétente, sauf en cas d’urgence motivée (article 60 du RIAN)
Ensuite, la discussion d’urgence peut être demandée sur les affaires soumises aux délibérations de l’Assemblée, soit par un nombre de députés au moins égal au dixième, soit par le Président de la République. L’urgence est de droit lorsqu’elle est demandée par le Président de la République. Si l’urgence est déclarée, l’Assemblée nationale fixe immédiatement les dates de la réunion de la commission compétente et de la séance plénière (article 73 du RIAN).
Par ailleurs, la délégation et sa notification peuvent être faites, cas d’urgence, par télégramme avec accusé de réception, télécopie, ou courrier électronique, sous réserve de confirmation dans les formes prévues ci-dessus.
Enfin, le Président de la République promulgue les lois définitivement adoptées dans les huit (08) jours francs qui suivent l’expiration des délais de recours visés à l’article 74. Le délai de promulgation est réduit de moitié en cas d’urgence déclarée par l’Assemblée nationale (article 72 de la Constitution).
Parallèlement à l’aboutissement de la procédure ainsi articulée, le Dialogue politique national en perspective bâtira, de toute évidence, un compromis inclusif, consolidant et dynamique au grand bonheur de la démocratie sénégalaise.
Meissa DIAKHATE
Professeur des Universités
Directeur associé du CERACLE
Chevalier de l’ordre national du Lion