La proposition de loi du député Amadou Ba visant à suspendre la compétence des collectivités locales en matière de gestion foncière : une recentralisation déguisée pour affaiblir les élus locaux opposants ?

Le député Amadou Ba, membre du parti PASTEF, a récemment annoncé son intention de déposer une proposition de loi visant à suspendre la compétence des collectivités locales en matière de gestion foncière jusqu’aux prochaines élections. Selon lui, cette mesure permettrait de recentraliser la gestion foncière au niveau de l’État afin de mieux lutter contre la spéculation foncière et les nombreuses irrégularités qui gangrènent le secteur au Sénégal.

Toutefois, cette initiative soulève plusieurs interrogations quant à son opportunité, son objectif réel et ses conséquences politiques. Derrière l’argument de la réforme foncière, ne s’agirait-il pas plutôt d’une manœuvre visant à affaiblir les élus locaux issus de l’opposition ?

Une réforme foncière ou une diversion politique ?

  1. Une réforme ciblant uniquement les collectivités locales : un faux débat ?
    La décision de cibler uniquement les collectivités locales pose question. En effet, si des abus existent au niveau municipal, les plus grands scandales fonciers au Sénégal ont souvent impliqué l’administration centrale, comme en témoignent plusieurs affaires :

Le morcellement du CICES et de la Zone de Captage sous le régime d’Abdoulaye Wade, ayant bénéficié à des personnalités influentes.
L’affaire de la Corniche Ouest et du Phare des Mamelles, où des terrains d’importance écologique ont été attribués à des promoteurs privés, suscitant une levée de boucliers de la société civile.
Le déclassement de la forêt classée de Mbao et de la bande des filaos de Guédiawaye pour des projets immobiliers, entraînant des pertes environnementales majeures.
Les affectations massives de terres depuis 2012, dépassant les 800 000 hectares, principalement sous l’égide de l’administration centrale.
Or, toute décision foncière prise par une collectivité locale doit être validée par le préfet, représentant de l’État. L’argument de la réforme apparaît donc comme une tentative de détourner l’attention des véritables failles du système foncier sénégalais.

  1. Une stratégie pour affaiblir les élus locaux opposants ?
    L’Acte III de la décentralisation a renforcé les pouvoirs des collectivités locales, notamment en matière de gestion foncière. Aujourd’hui, bon nombre de mairies et conseils départementaux sont dirigés par des élus issus de l’opposition ou indépendants du pouvoir central. Cette proposition de loi pourrait ainsi être une tentative de recentralisation déguisée, visant à réduire leur influence politique et leur capacité à financer des projets locaux.

Un coup porté à la décentralisation : retirer cette prérogative aux élus locaux reviendrait à affaiblir les collectivités, alors qu’elles sont censées être les moteurs du développement territorial.
Un frein au développement local : sans contrôle sur le foncier, les municipalités perdront un levier stratégique pour attirer des investisseurs et répondre aux besoins de leurs populations.
Une réforme biaisée ? : cette initiative pourrait avant tout profiter aux grands groupes immobiliers et aux structures publiques comme la SICAP et la SN HLM, qui auraient alors un accès privilégié aux terres, au détriment des citoyens.
Vers une réforme foncière équilibrée et efficace
Plutôt que d’opter pour une centralisation autoritaire, une réforme foncière efficace doit trouver un juste équilibre entre l’État et les collectivités locales, en renforçant les mécanismes de contrôle et de transparence.

  1. Maintenir les collectivités locales dans la gestion foncière avec plus de transparence
    Des réformes concrètes pourraient être mises en place pour éviter les abus :

Un cadastre communal numérique accessible à tous, permettant de suivre l’attribution des terres en toute transparence.
Une délimitation claire des zones agricoles, résidentielles et industrielles, pour une gestion plus rationnelle du territoire.
La participation citoyenne, avec des consultations publiques obligatoires avant toute attribution de grande envergure.

  1. Renforcer le contrôle de l’administration centrale sans centraliser
    Plutôt que de retirer les compétences aux collectivités locales, l’État devrait renforcer les mécanismes de contrôle existants en s’appuyant sur :

L’IGE, la Cour des Comptes, l’OFNAC et la DGID, déjà habilités à surveiller et sanctionner les irrégularités foncières.
L’application stricte du Code général des collectivités territoriales, qui prévoit déjà un encadrement des décisions foncières.

  1. Donner un rôle central au notaire pour sécuriser les transactions foncières
    Une autre piste serait de rendre obligatoire l’intervention des notaires dans toutes les transactions foncières, y compris sur le domaine national.

Sécurisation des actes fonciers, limitant les fraudes et la multiplication des titres frauduleux.
Contrôle fiscal accru, évitant l’évasion fiscale liée à la vente de terrains.

  1. Digitaliser le système foncier pour une transparence accrue
    La création d’un cadastre numérique national permettrait de :

Éviter les superpositions de titres et les litiges fonciers.
Garantir un accès aux données foncières pour les citoyens, les notaires et les collectivités locales.
Conclusion : une réforme nécessaire, mais pas au détriment de la décentralisation
Si la gestion foncière au Sénégal nécessite des réformes profondes, la solution ne réside pas dans une recentralisation autoritaire. La véritable réponse passe par :

Un renforcement des contrôles pour lutter contre la corruption et la spéculation.
Une implication accrue des collectivités locales, avec des outils modernes et transparents.
Un rôle central du notaire, garant de la légalité et de la traçabilité des transactions.
Plutôt que de retirer aux élus locaux une compétence essentielle, il convient d’améliorer la gouvernance foncière et d’assurer une gestion plus équitable, transparente et efficace.

Maître Habib VITIN
Président du Mouvement « THIÈS D’ABORD »