Historiquement, l’amnistie était définie comme «le pardon que le Souverain accordait à ses sujets pour avoir pris les armes contre lui ». La mesure était réservée aux actes les plus attentatoires à la puissance souveraine. Aujourd’hui, elle est définie comme « la mesure qui ôte rétroactivement à certains faits commis à une période déterminée leur caractère délictueux ». D’où une crainte légitime qui réside dans le fait que la loi d’amnistie peut se transformer en un redoutable instrument d’impunité.
Au vu de ces précisions, une question taraude les esprits dans le contexte particulier d’adoption du projet de loi n° 05/2024 portant amnistie: le pardon accordé par la loi peut-il endosser la facture de souffrance et de deuil entre le 1er février 2021 et le 25 février 2024 ?
En droit, ce pardon accordé par le législateur est confronté, au-delà du contexte politiquement chargé, à certains principes fondamentaux consacrés par la Constitution et aux mutations récentes de l’environnement juridique international.
En ligne de mire, il se pose une question délicate : la loi d’amnistie est-elle révocable ou non ?
I/ L’irrévocabilité de la loi d’amnistie devant les juridictions nationales
En amont, il convient de se demander si la loi portant amnistie adoptée par l’Assemblée nationale du Sénégal ne présente pas une particularité en ce qui concerne la technique législative.
Le présent texte est un « projet de loi », initié par le Président de la République comme toutes les lois d’amnistie votées depuis 1960, à l’exception de la loi Ezzan amnistiant des faits graves se rapportant à la crise postélectorale de 1993 qui s’est finalement soldée par l’assassinat de Maître Babacar Sèye, Vice-président du Conseil constitutionnel.
Il s’y ajoute que les termes-clés de la présente loi d’amnistie trouvent, chronologiquement, des équivalences dans les lois précédentes :
i) « sont amnistiés de plein droit » (loi n° 76-21 du 19 mars 1976 portant amnistie de plein droit des infractions à caractère politique) ;
ii) « tant au Sénégal qu’à l’étranger » (loi n° 91-40 du 10 juillet 1991 portant amnistie) ;
iii) « se rapportant à des manifestations politiques ou ayant des motivations politiques » (loi n° 2005-05 du 17 février 2005 portant loi d’amnistie) ;
iv) « y compris [les infractions] faites par tout support de communication les infractions commises » (loi n° 81-18 du 6 mai 1981 portant amnistie).
Tout compte fait, une différence majeure se situe au niveau de l’ampleur des accusations de torture, d’arrestation arbitraire et de mort dans un contexte de violence politique jamais égalée au Sénégal.
Dans le principe, une loi d’amnistie régulièrement mise en vigueur ne saurait être abrogée en raison des vertus démocratiques. Les infractions amnistiées ont un caractère général et impersonnel. Elles profitent à tous les auteurs de crime et de délit se situant dans le périmètre de la loi.
Un célèbre principe du droit pénal est rédhibitoire à la réouverture d’un procès sur la base de faits amnistiés : la non-réactivité d’une loi pénale plus sévère. Cette justification repose sur l’impératif de sécurité juridique.
C’est ainsi que l’expérience d’abrogation d’une loi d’amnistie reste, jusque-là, introuvable dans la tradition juridique sénégalaise. Le débat doctrinal faisait rage au seuil de la seconde alternance concernant la loi Ezzan. En son temps, le Président de la Ligue sénégalaise des Droits de l’Homme (LSDH), Maître Assane Dioma Ndiaye, avocat averti des questions de droits de l’homme, était d’avis que cette loi d’amnistie « dit que les infractions politiques, criminelles ou délictuelles qui se sont déroulées de 1993 à 2004 en relation avec des élections générales ou locales sont amnistiées. Ça veut dire que pour ces faits, c’est terminé, c’est l’oubli et quiconque tenterait de rechercher ces faits tomberait même sous le coup de la Loi pénale. D’ailleurs, je ne vois pas en droit comment on peut abroger une loi d’amnistie et revenir sur le dossier classé. Même dans l’éventualité d’un forcing politique avec une majorité parlementaire qui passerait outre et tenterait d’abroger cette loi d’amnistie, on se heurterait à ce qu’on appelle l’autorité de la chose jugée ».
II/ La précarité des faits amnistiés devant les juridictions étrangères et internationales
Les recours devant les juridictions étrangères et les juridictions pénales internationales peuvent-ils prospérer malgré l’existence d’une loi d’amnistie ?
Tout dépend de la qualification donnée aux actes répréhensibles, comme en attestent certains exemples permettant de discuter d’une loi d’amnistie devant les juridictions étrangères et internationales compétentes en matière pénale.
En Argentine, le Congrès national argentin a abrogé les deux lois qui amnistiaient les militaires auteurs d’exactions sous le régime de dictature, de 1976 à 1983. La Cour suprême a entériné cette décision en 2005.
Sous le regard de la compétence universelle, la justice française a pu connaître de tels faits malgré l’existence d’une loi d’amnistie. C’est le cas dans l’affaire Ély Ould Dah, un ancien gradé de l’Armée mauritanienne soupçonné d’acte de tortures et de barbaries sur des citoyens mauritaniens de 1990-1991. Il est interpellé le 1er juillet 1999, à l’Ecole du Commissariat de l’Armée de Terre de Montpellier où il effectuait un stage, à la suite d’une plainte déposée par la Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH) et de la Ligue des Droits de l’Homme. A propos de cette affaire, la position de la Cour de Cassation française est sans détours : « Attendu que, pour retenir la compétence de la juridiction française, l’arrêt attaqué relève, d’une part, que les articles 689-1 et 689-2 du Code de procédure pénale donnent compétence aux juridictions françaises pour poursuivre et juger, si elle se trouve en France, toute personne qui, hors du territoire de la République, s’est rendue coupable de tortures au sens de l’article 1er de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée à New-York le 10 décembre 1984 et entrée en vigueur en France le 26 juin 1987 et, d’autre part, que, selon l’article 689 du Code précité, en vigueur depuis le 1er mars 1994 mais dont les dispositions ne font que reprendre le droit antérieur, la loi française est applicable chaque fois que les tribunaux français sont compétents ; que les juges ajoutent que la loi mauritanienne du 14 juin 1993 portant amnistie ne saurait recevoir application sous peine de priver de toute portée le principe de la compétence universelle ; (…) Qu’en effet, l’exercice par une juridiction française de la compétence universelle emporte la compétence de la loi française, même en présence d’une loi étrangère portant amnistie ».
Dans le même élan, la Cour de Justice de la CEDEAO a rendu un arrêt le 9 février 2011 sur la question de l’amnistie. Dans l’Affaire Sidi Amar Ibrahima et autres contre la République du Niger, elle est saisie d’une « demande » tendant à ordonner à l’Etat précité « de rechercher, poursuivre et juger les auteurs, coauteurs et complices des faits ayant entraîné la mort des requérants ». Pour sa part, l’Etat du Niger a tenté d’opposer à cette demande « la loi d’amnistie » résultant de l’ordonnance 2009-19 du 23 décembre 2009. En réponse, la Cour de Justice rejette la demande au motif que « les faits de l’espèce, bien que constituant des violations graves des droits fondamentaux attachés à la personne humaine, sont loin d’être massifs et ne remplissent donc pas par conséquent les critères retenus en la matière par la doctrine et la jurisprudence internationales ; aussi la Cour convient-elle de dire, que la loi d’amnistie invoquée par l’Etat du Niger a vocation à s’appliquer aux faits de l’espèce, et conséquemment opte pour le rejet de la demande des Requérants tendant à ordonner à I ‘Etat du Niger de rechercher, poursuivre et faire juger les auteurs, coauteurs et complices, des faits au cours desquels Sidi Amar et Ousmane Sidi Ali ont trouvé la mort le 9 décembre 2007 dans la Région d’Agadez ».
Cependant, la Cour de Justice n’a pas raté l’occasion de dire qu’elle « se doit de rappeler que la doctrine et la jurisprudence internationales en la matière, admettent exceptionnellement que pour les violations graves et massives des droits fondamentaux de l’homme, tels que consacrés par la coutume internationale et les instruments pertinents des droits de l’homme, retenir que l’application de la loi d’amnistie équivaut à supprimer le droit à un recours effectif devant les tribunaux compétents » (Affaire Kallon et Kamara devant la Chambre d’Appel de la Spécial Court of Sierra Leone, Décision 14 mars 2004- et l’Affaire Barious Altos- Cour Interaméricaine des droits de l’homme, jugement of novembre 30 2002 (séries C n° 87 cases of Barious Altos vs Peru).
Le critère mis en avant par la Cour de justice de la CEDEAO pour faire échec à une loi d’amnistie combine la gravité et l’ampleur des faits, à savoir des faits qui constituent de « violations graves et massives des droits fondamentaux attachés à la personne humaine ».
Plus loin, peuvent être justificiables devant la Cour pénale internationale (CPI) les faits relatifs aux crimes internationaux que sont les crimes contre l’humanité, les crimes de génocide, les crimes de guerre et les crimes d’agression lorsqu’ils sont amnistiés. L’hypothèse de la recevabilité du recours devant cette Cour peut aussi dépendre du moment d’intervention de l’amnistie. Il faut, à ce niveau, distinguer deux hypothèses qui n’ont pas la même incidence.
Lorsque l’amnistie intervient après le jugement, elle efface la condamnation prononcée ainsi que la peine éventuellement en cours d’exécution. La personne ayant déjà été jugée, l’attitude de la Cour pénale internationale est alors guidée par l’article 20 du statut, soit par la règle « non bis in idem » (nul ne peut être jugé deux fois pour le même crime).
Toutefois, une lecture combinée de l’article 17 (principe de complémentarité) et de l’article 20 permettrait à la Cour de déroger à cette règle : « Si la procédure suivie devant la juridiction nationale avait pour but de soustraire la personne concernée à sa responsabilité pénale ou n’a pas été menée de manière indépendante ou impartiale (…) mais d’une manière qui (…) démentait l’intention de traduire l’intéressé en justice ».La recevabilité de la requête devra être plus évidente au cas où la loi serait adoptée pour s’auto-amnistier.
Meïssa DIAKHATE
Enseignant-Chercheur
à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar
Mamadou Salif SANE
Enseignant-Chercheur
à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis