Intervention de la CEDEAO au Niger: L’analyse d’un colonel

Le récent coup d’État au Niger suscite l’inquiétude et met en évidence les complexités diplomatiques régionales. Le Colonel (er) Mamadou Adje, expert en Communication de Défense de la JFK Warfare School, offre une analyse approfondie de la posture stratégique de la junte et des réponses potentielles de la CEDEAO. L’auteur met en lumière les stratégies employées par la junte, notamment le “silence provocateur”, les “alliances opportunistes” et le “chaos contrôlé”, tandis que la CEDEAO se voit conseiller d’adopter une approche équilibrée, une vision à long terme et des tactiques diplomatiques. L’expert préconise d’éviter les coûts humains et économiques excessifs, tout en soulignant que l’issue de cette crise pourrait remodeler l’architecture de la CEDEAO.
L’intégralité de sa contribution :
Le coup d’État du 26 août au Niger continue de focaliser l’attention, plus de deux semaines après l’événement.
La CEDEAO, par excès de précipitation et sans doute chauffée à blanc par les coups d’État en Guinée, au Mali et au Burkina Faso, ainsi que par l’engagement de son nouveau président à y mettre fin, si nécessaire par la force, s’est fendue d’un ultimatum donnant jusqu’au 06 août à la junte, pour remettre le président Bazoum dans ses fonctions, sous peine d’une action de force !
Cet ultimatum de 10 jours, trop court selon beaucoup d’observateurs pour faciliter les initiatives diplomatiques, augurait déjà d’un blocage dans le processus de règlement de la crise ! Il s’y ajoute qu’aucune disposition claire ne fait allusion à l’emploi de la force pour le cas d’espèce, dans le Protocole additionnel.
Aujourd’hui, plus de dix jours après la fin de l’ultimatum, sans action décisive de la CEDEAO, la junte semble surfer sur ses alliances stratégiques, les dissensions à l’intérieur de l’Organisation sur l’emploi de la force et le contexte géopolitique explosif de « l’Arc d’instabilité » pour se radicaliser et faire échec à toutes les initiatives diplomatiques.
En prenant comme révélateur la grille d’analyse « des stratégies de Green », on peut dégager trois postures stratégiques sur lesquelles la junte semble fonder son action :
1. La stratégie du vide : qui consiste à observer un silence assourdissant, tout en lançant des piques irritantes pour pousser la CEDEAO à abattre ses cartes. C’est par exemple la décision de juger le président Bazoum pour haute trahison sans que le chef de la junte s’en explique publiquement. Les réactions de la CEDEAO et celles des États-Unis ne se sont pas fait attendre. Cette décision tendrait à faire de Bazoum probablement une monnaie d’échange, faute de pouvoir le forcer à démissionner.
2. La stratégie de l’alliance qui permet d’avancer en fournissant le minimum d’efforts et en compensant ses failles sur les autres alliés, et parfois de les laisser combattre à sa place. Le Burkina Faso et le Mali semblent s’inscrire dans cette stratégie, en attendant l’internationalisation du conflit que le contexte géopolitique laisse augurer.
3. La stratégie du chaos contrôlé, en divisant sa force en entités autonomes qui agissent et prennent des décisions. Elle permet à la junte d’agir avec souplesse et de prendre des décisions plus vite que la CEDEAO. C’est ainsi qu’il faut interpréter la nomination d’un Premier Ministre et de personnalités de la société civile à différents postes de responsabilité. Elle pourrait être complétée par l’implication de la population à travers des marches pacifiques et l’adhésion des chefs coutumiers et religieux.
Face à cette posture stratégique, la réponse de la CEDEAO devrait s’inspirer des approches ci-après :
1. La stratégie de l’équilibre, dans laquelle il s’agit de garder la tête froide en toutes circonstances, en se détachant du chaos du « champ de bataille » actuel.
2. La Grande stratégie, complément de la stratégie de l’équilibre, qui consiste à se concentrer au-delà de la prochaine bataille, pour voir beaucoup plus loin avec comme boussole le but ultime ! Ce but ultime devrait comprendre un agenda ouvert qui est le retour du président déchu dans ses fonctions et le rétablissement du fonctionnement normal des institutions, d’une part, et d’autre part, un agenda caché plus conciliant, abandonnant quelques-unes des conditions pour un minimum permettant de sauver la face et d’aller vers le rétablissement du fonctionnement normal des institutions. À ce sujet, la position de l’ancien ministre des Affaires Étrangères du gouvernement déchu, sur le refus d’un calendrier de transition, ne devrait pas engager la CEDEAO.
Toutefois, la définition du but devrait prendre en compte la sagesse de Sun Tzu sur le grand général qui mène cent batailles avec cent victoires, sans verser une goutte de sang.
3. La stratégie de la guerre diplomatique qui permet d’avancer ses pions au cours des négociations afin de mettre la partie adverse sous pression et d’obtenir beaucoup plus, pour pouvoir faire des concessions en temps opportun. Les sanctions auraient pu jouer ce rôle de pression, notamment le délestage du Niger par le Nigeria et l’interdiction d’accès aux ports de désenclavement. Mais l’expérience du Mali et du Burkina ne permettent pas d’être optimiste quant aux chances de succès de cette option.
4. La stratégie de la polarité : qui permet d’identifier avec exactitude la « cible » dans un contexte de démultiplication des intervenants. Elle se combine à la « stratégie du centre de gravité » permettant de dénicher le pivot qui tient toute la charpente afin de le toucher (matériellement ou diplomatiquement) en protégeant le vôtre.
5. La stratégie de la vertu qui est combinée avec la « stratégie de communication », permettant d’infiltrer ses idées derrière les lignes adverses et de viser les points faibles de l’image de la junte dans l’opinion publique. Par exemple, en déconstruisant son argumentaire sur les raisons du coup d’État et sur les conséquences face au djihadisme.
6. La stratégie de l’alliance : Par la « subsidiarité », la CEDEAO peut arriver à ses fins. Cette stratégie est déjà inscrite dans les textes avec l’Architecture Paix et Sécurité en Afrique (APSA) et le Chapitre 8 de la Charte des Nations-Unies.
7. La stratégie de la « 5ème colonne » et du renseignement, en infiltrant les rangs adverses pour manœuvrer de l’intérieur.
8. La stratégie de la dissuasion, par la préparation permanente à l’engagement des forces, la simulation des effets sur l’adversaire relayée par les médias et surtout les télévisions, qui doit amener l’adversaire à mesurer ce qu’un affrontement pourrait lui coûter.
9. La stratégie du repli, en résistant à la tentation de répondre à l’agression par l’agression, afin de prendre du recul pour gagner du temps et réfléchir.
10. La stratégie de la division en évitant de se faire intimider par les apparences. Il s’agira d’examiner les différentes parties qui forment le tout et de tenter de les éloigner les unes des autres. Cela rejoint la « stratégie de la polarité », la « 5ème colonne » et le « renseignement » ! Cette stratégie permet d’affaiblir l’adversaire en éloignant ses principaux soutiens. Cette stratégie est limitée par la posture du Burkina Faso et du Mali, mais elle doit surtout se concentrer sur les pays frontaliers n’appartenant pas à la CEDEAO, notamment le Tchad, la Libye, l’Algérie et dans une moindre mesure le Cameroun.
Voici, de manière non exhaustive, les stratégies des différents acteurs de la crise, notamment la CEDEAO.
Pour elle, il s’agira plus d’adopter « Athéna qu’Ares » en s’inspirant de la « sagesse guerrière » de Sun Tzu, pour qui « le coût économique et humain de la guerre est source de danger pour l’État », considéré ici comme l’Espace CEDEAO.
Il faudrait au préalable agir sur l’esprit du chef adverse, sur sa stratégie, avant d’entreprendre une action de force afin d’arriver à ses fins avec un coût humain et économique moindre, car « ceux qui sont experts dans l’Art de la guerre soumettent une armée sans combat, prennent des villes sans donner l’assaut et renversent des états sans opérations prolongées », a dit Sun Tzu.
Enfin, de l’issue de ce différend dépendra le maintien ou non de l’architecture actuelle de la CEDEAO.

Colonel (er) Mamadou Adje

JFK Warfare School

Expert en Communication de Défense